«Pour la première fois depuis 1945, la classe moyenne a peur de perdre» (Interview Koen Geens-Frans Timmermans)

le samedi 03 octobre 2015 07:27 Le Soir

Le numéro 2 de la Commission veut rendre la situation «plus gérable pour l'Europe».

Koen Geens invite à ne pas oublier les leçons des années 1930.

ENTRETIEN

L'islamophobie et l'antisémitisme gagnent du terrain en Europe. Face à ce constat (dressé par l'Eurobaromètre 2015 sur la discrimination, lire Le Soir de vendredi), Frans Timmermans, le vice-président de la Commission européenne et commissaire en charge des droits fondamentaux, opte pour le dialogue. Ces jeudi et vendredi, il présidait le premier colloque de la Commission sur la question. Parmi les intervenants: Koen Geens (CD&V), ministre de la Justice. (LE SOIR)

Etes-vous étonnés de l'augmentation de l'islamophobie?

Frans Timmermans … et de l'antisémitisme. Non, c'est lié à la réaction traditionnelle des Européens en période de crise: on blâme les minorités pour tous les problèmes. Dont les Juifs et les musulmans. Quand on se sent menacé, on cherche une protection au sein de son groupe, et on voit les autres groupes comme des menaces. C'est comme ça depuis la préhistoire! Autre phénomène typique: l'homme, quand il a peur, cherche à conforter ses peurs, pas à se rassurer. Voilà pourquoi les politiques ont la responsabilité de ne surtout pas culpabiliser les citoyens mais de lutter contre les stéréotypes et de chercher des solutions pour qu'ils surmontent leurs peurs. Aujourd'hui, l'avenir de l'Europe est positif: au niveau économique, sociétal, démographique…

Koen Geens Je ne suis pas étonné que des personnes s'opposent aux autres religions, qu'elles aient des réactions hostiles. C'est un peu dans notre génétique… Mais ce n'est pas une raison pour abandonner, tant le défi est grand. L'antisémitisme et l'islamophobie ont des points communs. Il faut lutter contre les deux. Avec du respect mutuel, ce qui est aussi la volonté des autorités religieuses belges, qui ont un rôle important à jouer à l'égard de leurs communautés. L'heure doit être à l'apaisement, pas à la polarisation.

Bart De Wever doit se sentir visé?

K.G. Beaucoup d'entre nous sont trop jeunes pour se rendre compte des choses horribles qui se sont passées pendant la Seconde Guerre mondiale. Après cela, nous avons conclu des conventions internationales, que certains considèrent aujourd'hui comme excessives. Mais nous avons fait quelque chose que le monde entier nous envie avec la Convention européenne des droits de l'homme et la Convention de Genève.

On entend, aujourd'hui, que le contexte a changé, que notre sécurité sociale s'est améliorée, qu'«ils» sont plus nombreux, qu'«ils» n'ont pas la même culture… Il faut prendre chacun de ces arguments et voir s'ils tiennent la route. Je crois sincèrement que non. S'il s'agit de vrais réfugiés politiques, nous avons un devoir moral à leur égard. Et l'Europe est là pour, progressivement, trouver les solutions pour que nous supportions cette charge de manière solidaire.

Ce n'est plus une évidence pour tout le monde: Bart De Wever veut revoir la Convention de Genève.

K.G. Le plus important c'est que vous sachiez que la Convention de Genève est une évidence pour Frans Timmermans et moi.

Et comment faire en sorte que cela soit une évidence pour l'opinion publique aussi? Un colloque n'y suffira pas!

F.T. Si on n'organisait plus de colloque parce qu'on ne touche pas l'opinion publique! Il faut bien commencer quelque part. C'est un début. Il faut retrouver la beauté du dialogue. Nous sommes en permanence en train de parler avec des gens qui pensent comme nous. On parle en silos, pour ne surtout pas être confrontés à d'autres points de vue. Moi, j'aime débattre avec Monsieur De Wever ou d'autres, cela affûte nos esprits. Je trouve légitime que des idées différentes des miennes s'expriment, parce qu'elles vivent dans la société. Par contre, je ne trouve pas légitime d'utiliser les sentiments de la population, alors qu'on sait que c'est contre-productif; ça, c'est ce qu'on peut reprocher aux populistes.

Faut-il fixer des quotas pour limiter le nombre de réfugiés en Europe ou revoir la Convention de Genève?

F.T. Non. Mais il est évident que l'Europe ne peut pas héberger tous les réfugiés politiques de la planète. C'est physiquement impossible pour notre continent. Ouvrir grand les frontières, c'est faire exploser nos systèmes sociaux. Cela ne serait bon ni pour les réfugiés ni pour l'Europe. Il y a une limite à notre capacité. Les obligations de Genève sont une chose, les limites de nos capacités en sont une autre. Il faut donc chercher d'autres solutions. Et pour moi, les quotas ne sont pas une solution. En revanche, il faut intensifier les politiques qui permettent aux réfugiés de trouver d'autres lieux d'accueil, en dehors de l'Europe. Il faut beaucoup plus aider les pays comme la Syrie, le Liban, la Jordanie et tenter de fin au conflit qui est la source de tous ces flux migratoires. Cela rendra la situation bien plus gérable pour l'Europe.

Certains disent que, dès lors que les Syriens ont d'abord trouvé refuge en Turquie, ils ne sont plus réfugiés politiques mais économiques.

K.G. Ces personnes trouvent d'abord refuge dans des pays qui ne sont pas liés par la Convention de Genève, notamment le Liban et la Jordanie. Ils sont tout juste tolérés dans des baraquements et des camps, sans les droits que la Convention de Genève leur octroie. On ne souhaite ça à personne. Deux mois, ça va, deux ans, ça ne va plus! Le raisonnement que certains tiennent, c'est un peu le même que celui qu'on tenait, en 1938, aux Juifs: «Vous ne pouvez pas fuir vers les Etats-Unis ou le Royaume-Uni, mais vous pouvez fuir aux Pays-Bas, en Belgique ou en Norvège.» C'est comme dire aujourd'hui aux réfugiés: «Vous pouvez fuir au Liban mais pas en Europe.» C'est un raisonnement simpliste.

F.T. Je suis allé à Kos. J'y ai rencontré deux familles syriennes, avec des enfants. Ils étaient d'abord au Liban et en Turquie. Ils y ont dépensé toutes leurs économies et ne pouvaient pas travailler là-bas. Pour pouvoir nourrir leurs enfants, ils sont arrivés à Kos. Sont-ils pour autant des réfugiés économiques? Non évidemment! J'ai aussi rencontré un groupe de jeunes Pakistanais qui espéraient trouver un boulot en Europe; ça, ce sont des migrants économiques: il faut qu'ils retournent dans leur pays.

Monsieur Timmermans, vous avez dit récemment que vous craigniez que l'extrême droite ne profite de la crise des réfugiés…

F.T.

Si la population voit que nous, qui venons avec des solutions complexes, n'obtenons pas de résultats, elle va se tourner vers ceux qui proposent des solutions simplistes. C'est pourquoi nous devons absolument être efficaces.

Monsieur Geens, vous avez évoqué les replis nationalistes…

K.G. Ils sont voués à l'échec. C'est aussi quelque chose qu'il faut dire à l'opinion publique. Aujourd'hui, il est très important de démontrer à la population qu'elle ne va pas devoir payer pour les réfugiés. Tout comme, pendant la crise financière, il était très important de faire comprendre aux gens que leur épargne ne serait pas atteinte. C'est la logique «ce qui est à moi est à moi».

Vous évoquez la peur matérielle, Bart De Wever pointait, lui, la crainte culturelle des opinions publiques… Le problème est bien plus profond, non?

F.T. Vous avez parfaitement raison. Les politiques ne sont pas là que pour faire l'analyse des problèmes, mais aussi pour proposer des solutions. Mais, en effet, le problème est profond. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, la classe moyenne européenne raisonne surtout en termes de pertes et non plus en termes de gains. C'est un défi fondamental pour notre société: on a peur de perdre. Et quelqu'un qui a peur de perdre, va tout faire pour protéger ce qu'il a et ne rien vouloir céder. Dans les faits, la classe moyenne européenne est face à d'énormes défis. Un job garanti pour la vie, sans risque de licenciement, ça n'existe plus: les gens ont perdu la sécurité d'emploi. Par ailleurs, toute forme de solidarité part toujours de l'intérêt personnel.

La solidarité, on la veut bien parce qu'on espère en profiter quand on en a besoin. Or, aujourd'hui, la classe moyenne européenne a l'impression qu'on lui demande d'être solidaire, mais qu'on n'est pas solidaire avec elle. C'est un défi fondamental pour nos sociétés. C'est lié à la sécurité d'existence économique, culturelle, à la sécurité tout court. Et la crise des réfugiés renforce tout cela.

CATHERINE JOIE

VÉRONIQUE LAMQUIN

CATHERINE JOIEVÉRONIQUE LAMQUIN

«Je ne veux pas me lancer dans un concours de cris avec M. Orban»

Le Soir Namur Luxembourg - 03 Okt. 2015

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L'Europe va-t-elle survivre à cette crise? FT ...

L'Europe va-t-elle survivre à cette crise?

FT Sans aucun doute. Ce continent est plus fort qu'on ne le pense.

Viktor Orban pense autrement…

FT Sur ce point, Monsieur Orban fait partie d'une minorité. Fermer les frontières pour laisser les migrants dehors n'est pas une solution. Ce n'est physiquement, légalement et moralement pas possible. Mais, en même temps, il est vrai qu'il faut protéger les frontières extérieures, faire en sorte que les réfugiés s'enregistrent pour distinguer les vrais réfugiés des migrants économiques.

Viktor Orban est-il sujet à débat au sein du Parti populaire européen (auquel appartient le CD&V)?

KG Le PPE est une maison avec beaucoup de pièces… Comme les autres partis européens. J'ai récemment vu le ministre de la Justice hongrois et lui ai dit que la Belgique a reçu 7.000 réfugiés hongrois en 1956. Il m'a répondu que la Hongrie avait déjà reçu 96.000 demandes d'asile cette année, et la Belgique 16.000.

FT Chez nous, au S&D (les sociaux-démocrates au niveau européen, NDLR) nous avons décidé d'inviter Robert Fico (le président slovaque, social-démocrate, également épinglé pour ses déclarations anti-réfugiés, NDLR) lundi au Parlement européen, pour qu'il nous explique ses opinions. C'est une façon pour un parti de régler ce genre de cas.

Que peut, ou veut, faire la Commission contre les discours d'Orban?

FT Très honnêtement, un combat rhétorique contre Orban est un combat perdu d'avance. Il peut toujours se présenter comme le sauveur de la nation hongroise, contre les impérialistes de Bruxelles, qui ont remplacé Moscou… Je ne vais pas me lancer dans un concours de cris avec Orban. Ce que fait la Commission, c'est regarder avec précision les législations introduites en Hongrie, et émettre des critiques lorsque c'est fondé. Jusqu'ici, chaque fois qu'on l'a fait, ils ont amendé leur législation. C'est de cette façon que l'on peut avoir un dialogue avec la Hongrie.

Le climat qui a été créé dans ce pays n'est pas du ressort de la Commission. Par contre, les Etats devraient en discuter entre eux… Ça relève davantage du politique.

C.J.et V.LA.