Voici comment le droit successoral intégrera la nouvelle donne familiale

le samedi 10 décembre 2016 10:15 L'Echo

Meilleur équilibre entre les intérêts du conjoint survivant et des enfants, renforcement de la solidarité au sein du couple, plus de libertés pour gérer son patrimoine et le léguer à qui on veut. Voici les principes autour desquels est bâtie la réforme qui corrige des anachronismes. Mais les sensibilités sur ces questions diffèrent. Le projet ne passera pas forcément en l'état.

Le ministre de la Justice, Koen Geens, a dévoilé une brique de 80 pages intitulée "Le saut vers le droit de demain". Tout un programme - de modernisation - dans lequel le droit patrimonial des couples et le droit successoral trouvent naturellement leur place. Au fil du temps, le modèle sociétal qui guide le législateur a été sérieusement chamboulé. La loi ne reflète plus suffisamment la réalité et du coup, elle ne répond plus vraiment aux besoins et aspirations des citoyens.

"Ce document reflète la vision et la volonté du ministre. Les pistes préconisées ne reflètent donc pas l'avis de tous les experts et ne supposent pas forcément l'existence d'un consensus", tient à nuancer l'avocat et professeur (à l'ULB) Alain-Charles Van Gysel, à l'entame de l'analyse des lignes directrices de la réforme proposée. Ces idées doivent en effet encore être fondues dans un projet de loi qui sera présenté au gouvernement d'ici la fin de l'année. Des arbitrages sont donc probables. À ce stade, que retenir de la philosophie globale du texte, des principes qu'il consacre et des prin, quicipaux points d'attention?

Contexte

Petite contextualisation, pour commencer, au travers de faits de société marquants. La famille classique s'étiole au profit des familles recomposées. Le noyau familial se durcit tandis que les liens avec les parents plus éloignés s'effritent. Les partenaires ont délaissé le mariage au profit de la cohabitation (légale ou de fait). Et les mentalités ont évolué. La réforme ambitionne dès lors d'assurer un meilleur équilibre entre les intérêts du conjoint survivant et des enfants, de renforcer la solidarité au sein du couple (quel que soit le régime matrimonial).

Avec l'allongement de l'espérance de vie, on hérite de plus en plus tard. Chacun souhaite aussi pouvoir disposer de plus d'autonomie pour disposer de son patrimoine et le léguer à qui bon lui semble.

RÉGIMES MATRIMONIAUX

La première partie du travail des experts a porté sur les régimes matrimoniaux. Pour en revenir au contexte, "une enquête aurait révélé que la plupart des gens ne connaissent pas les implications du mode de conjugalité ou du régime matrimonial pour lequel ils ont opté, explique Me Van Gysel. Or, elles sont très différentes, notamment quant au niveau de protection offert." Certains conjoints pensent ainsi à tort être protégés en cas de scénario "catastrophe", et s'en aperçoivent souvent lorsqu'il est trop tard pour agir.

C'est dans ce cadre qu'il faut comprendre la proposition de prévoir un même niveau de protection pour tous. Par exemple en introduisant un régime de séparation de biens avec partage des acquêts (tout ce qui est acquis par le couple pendant la durée de l'union: achats, revenus, économies). "Mais n'est-ce pas prendre le problème à l'envers?", s'interroge Me Van Gysel, alors que ce point ne fait pas l'unanimité parmi les experts (francophones en particulier). "On a aujourd'hui le choix entre différents modes de conjugalité qui ont chacun leurs spécificités, rappelle-t-il. Ne serait-il pas plus judicieux d'améliorer l'information? Par exemple au moyen d'une check-list. à parcourir: si vous optez pour la cohabitation légale plutôt que le mariage, voici ce qui se passera en cas de séparation, de décès, ou encore si vous achetez une maison. Est-ce bien ce que vous souhaitez? Voici la marge de manoeuvre que vous aurez, etc."

"Suivant la proposition qui est faite, en cas de décès, le survivant recevrait les acquêts, même en présence d'enfants d'un premier lit. Ceux-ci ne recevraient alors que le reste, c'est-à-dire les biens que le défunt aurait reçus en héritage, par donation ou de ses unions précédentes."

Si l'on n'impose pas à tous les couples un partage des acquêts, mais qu'on leur permet par convention de renoncer à ce partage ("opting-out"), il serait cependant introduit une forme de solidarité par un correctif d'équité, impliquant un partage minimal, notamment si un conjoint a mis sa carrière entre parenthèses pour s'occuper des enfants.

Signalons que la cohabitation légale serait désormais limitée aux relations amoureuses. Une cohabitation entre père et fils ou frère et soeur serait donc exclue.

SUCCESSIONS

"Les différentes modifications envisagées auront un impact important et des effets sensibles", expose Alain-Charles Van Gysel. Examinons-les point par point.

Limitation de la réserve

Pour rappel, la réserve est la partie dont on ne peut disposer comme on l'entend lorsque l'on planifie sa succession. Seule la quotité disponible permet d'avantager qui on veut.

Il existe trois catégories de réservataires:

1. Les ascendants. "Il existe une unanimité pour considérer que la réserve des ascendants est une 'vieillerie'que l'on peut supprimer, notamment au profit du dernier conjoint. À charge toutefois, pour celui-ci, de respecter une obligation alimentaire à l'égard de ses beaux-parents", déclare Alain-Charles Van Gysel.

2. Le conjoint survivant. Dans son cas, c'est plus flou. "Car si la part la plus importante lui revient déjà dans le cadre de la liquidation du régime matrimonial - s'il a tous les acquêts...- on peut estimer qu'il a déjà 'mangé'énormément. On se dirige donc vers une limitation de sa réserve qui exclurait cependant l'usufruit du logement familial. Celui-ci serait même renforcé. Dans certains cas, le conjoint survivant est en effet coincé. Par exemple, si son conjoint défunt était en indivision avec ses frères et soeurs dans ce logement familial... ils pourraient demander la sortie d'indivision."

3. Les enfants. Actuellement, leur réserve est progressive (1 enfant: la moitié de la succession, 2 enfants: chacun 1/3, 3 enfants: chacun un quart...). Elle serait dorénavant limitée à la moitié du patrimoine dans tous les cas. "L'objectif est de laisser au conjoint plus d'autonomie pour favoriser ses beaux-enfants, notamment. Mais si la réserve des enfants est limitée à la moitié et que la quotité disponible est attribuée au conjoint survivant, cela s'ajoutera à la part qui lui revient dans la liquidation du régime matrimonial. Il s'adjugera ainsi ¾ du patrimoine... observe le spécialiste. C'est en outre une prime à l'enfant unique puisque c'est le seul dont la réserve est maintenue", pointe-t-il.

Réserve en nature remplacée par réserve en valeur

Imaginons que le défunt ait choisi de faire don d'un immeuble à un de ses enfants ou à son conjoint et qu'il apparaît que celui-ci a reçu trop... Dorénavant, le gratifié pourra conserver le bien mais devra donner une créance en argent. "La transmission d'un bien de famille deviendrait dans ce cas très aléatoire", met en garde Alain-Charles Van Gysel, soulignant que ce point est sujet à discussions.

Harmonisation du rapport des donations

Actuellement, le rapport d'un bien immeuble se fait au jour du partage, tandis que le rapport d'un bien meuble (argent cash), se fait au jour de la donation. Ce qui est source de déséquilibres flagrants. Un exemple. Maurice a fait don de son appartement d'une valeur de 100.000 euros à son fils Alain et de 100.000 euros en cash à son autre fils, Paul, pensant ainsi être équitable.

Or, au jour du décès de Maurice, la valeur de l'appartement d'Alain aura peut-être triplé, alors que les 100.000 euros de Paul auront probablement perdu de la valeur.

Désormais, lors de la succession, la donation qu'elle soit mobilière ou immobilière sera rapporté en valeur au jour de la donation ET indexée.

Pactes successoraux

À ce jour, il n'est pas possible de conclure un pacte sur une succession qui n'est pas encore ouverte, à de rares exceptions, comme le pacte Valckeniers qui s'applique aux couples ayant des enfants issus d'une précédente relation. Cette disposition leur permet de conclure - par contrat de mariage ou acte modificatif - un accord prévoyant de limiter la part successorale de l'autre, à l'exception de l'usufruit réservataire sur le logement familial et les meubles qui le garnissent.

Les notaires ont coutume de marteler que même si le sujet est difficile et délicat à aborder, tout ce qui peut être expliqué, réglé et bien compris par tous à propos d'une succession constitue un soulagement pour le testataire et garantit une sécurité juridique aux futurs héritiers, qui éviteront aussi nombre de conflits potentiels. La plupart des conflits et rancoeurs naissent en effet lorsqu'après le décès, les héritiers découvrent que l'un ou l'autre a été avantagé.

À l'avenir, les familles devraient pouvoir conclure des pactes successoraux, à la condition bien sûr, que le principal intéressé soit impliqué. "Pas question que les enfants fassent leurs petits arrangements dans le dos de leur vieille maman", ironise le spécialiste du droit successoral et familial. Il s'agira en l'occurrence de conclure une convention. "Toutes les parties (testataire et futurs héritiers) seront informées du projet, qui devrait leur être soumis un mois avant par un notaire", explique Alain-Charles Van Gysel, suggérant de se faire (aussi) conseiller individuellement au préalable. Le pacte conclu devra être "équitable". "Cela n'implique pas que chacun reçoive strictement la même chose, mais estime avoir reçu ce qui devait lui revenir et y trouve son compte", précise-t-il. Il sera évidemment tenu compte d'éventuelles donations faites par le passé et certains aménagements pourront être prévus. "Un enfant pourra déjà renoncer à sa part d'héritage pour qu'elle soit directement transmise à ses propres enfants. On procédera ainsi à un saut de génération."

Mais attention, "une fois le pacte signé, plus aucun recours ne sera possible après le décès", conclut Alain-Charles Van Gysel.

Alain-Charles Van Gysel