Justices de paix, tribunaux de commerce : une loi contre les conflits d’intérêts

le lundi 13 novembre 2017 11:00 Le Soir

Interdire au juge de paix suppléant de travailler en même temps comme administrateur de biens dans son arrondissement judiciaire. Dans les tribunaux de commerce, le juge suppléant ne pourra plus opérer comme curateur. Mais faute d’effectifs suffisants, ce changement risque de paralyser certains cantons.

La nouvelle va faire l’effet d’une bombe, dans les justices de paix et les tribunaux du commerce : un projet de loi est peaufiné chez le ministre de la Justice Koen Geens (CD&V) et sera prochainement présenté au gouvernement. Dès que cette loi sera adoptée, il ne sera plus possible d’officier, dans le même arrondissement judiciaire, comme juge de paix suppléant et comme administrateur de biens. Une incompatibilité similaire sera imposée aux juges suppléants du tribunal de commerce, qui ne pourront plus officier comme curateurs dans l’arrondissement dans lequel ils siègent.

La nouvelle réjouira sans doute bon nombre d’hommes de loi qui dénonçaient, depuis longtemps, à tout le moins une impression de partialité se dégageant de ces « doubles casquettes » décriées par le Conseil supérieur de la Justice et le Greco (Groupe d’Etats Contre la corruption, au Conseil de l’Europe). Mais dans la pratique, ce changement risque de paralyser, fût-ce temporairement, certains cantons.

L’administration provisoire des biens et de la personne (qui a remplacé l’administration provisoire à la suite d’une réforme de 2014) vise, rappelons-le, à protéger les personnes majeures incapables d’assumer la gestion de leurs intérêts patrimoniaux ou non patrimoniaux en raison de leur état de santé. Le juge de paix leur assigne alors une personne qui assurera cette gestion, « en bon père de famille » ; il s’agira soit d’une personne proposée par la famille ou l’administré lui-même, soit, comme c’est le cas dans 80 à 90 % des dossiers, d’un avocat qui gère cette matière. En guise de rémunération, il perçoit jusqu’à 3 % des rentrées annuelles de l’administré (majorés des frais exposés) ainsi que des honoraires supplémentaires pour les grosses opérations, comme la vente d’une maison ou la liquidation d’une succession. En Belgique, plus de 80.000 personnes sont placées sous la tutelle d’un administrateur de biens.

Mais comme dans tout système, il y a des failles. Certains administrés estiment, par exemple, que le cordon de la bourse a été bien trop serré : « Cela a été le cas pour ma maman , explique cette dame habitant en région verviétoise. Elle était encore en forme, elle voulait pouvoir aller de temps en temps manger un petit bout à la brasserie avec ses copines… Elle avait pourtant suffisamment de moyens avec sa pension et ses économies, mais l’administrateur provisoire lui refusait tout extra. Pourquoi la priver, en fin de vie, de ces plaisirs qui lui étaient financièrement accessibles ? »

Dans ce genre de cas, si l’administrateur des biens a peut-être été excessivement prudent, il ne suscite pas forcément le doute sur sa probité. Mais dans bon nombre de cantons, et en particulier les petits cantons tels que Spa, Hannut, Tirlemont, Seneffe, Landen et bien d’autres, il y a peu d’avocats exerçant l’administration provisoire, et ces mêmes avocats endossent parfois, en parallèle, la fonction de juge de paix suppléant. C’était le cas, par exemple, d’une administratrice provisoire d’un petit canton de la campagne liégeoise : « A plusieurs dizaines de reprises entre 2012 et 2015 , nous écrit un homme qui s’en plaint, deux juges de paix suppléants se sont nommées alternativement administratrices de biens. Théoriquement, l’administratrice de biens doit rendre des comptes à la juge de paix… Mais là, ce sont des copines qui l’ont nommée et qu’elle a nommées ! Comment avoir confiance ? »

« Le problème , nous explique une magistrate, réside dans le fait que nous ne disposons pas de suffisamment de magistrats professionnels. Nous passons donc par des magistrats suppléants qui siègent, c’est important de le rappeler, à titre complètement bénévole. Même leur parking pendant qu’ils sont au palais ne leur est pas remboursé ! Il s’agit d’avocats qui exercent comme administrateurs de biens, ce qui leur confère de l’expérience. Mais il faut désigner un administrateur de biens proche du lieu où réside l’administré car les frais exposés, notamment les trajets, sont comptabilisés à ce dernier. »

Dans les grandes villes, il y a suffisamment d’avocats spécialisés pour ne pas avoir besoin de désigner, comme administrateur de biens, un avocat qui siège ponctuellement comme juge de paix suppléant dans le même canton. « Mais dans des coins un peu perdus, où vous avez dans un périmètre de 20 ou 30 kilomètres deux ou trois avocats, voire un seul, qui fait de l’administration de biens, ça devient impossible ! » , poursuit cette magistrate. Un administrateur de biens officiant dans le grand Liège de commenter : « Désigner un juge suppléant comme administrateur de biens, dans la pratique et dans certains cantons, c’est devenu une forme de rémunération, une compensation. »

Un juge de paix liégeois nuance toutefois : « Nombreux sont les juges de paix qui ne privilégient pas leurs juges suppléants dans l’attribution des mandats d’administrateur. En revanche, il serait souhaitable de disposer de magistrats professionnels, ayant réussi un examen ou un stage d’accès à la magistrature, pour effectuer les remplacements. Imagine-t-on, dans un hôpital ou dans un journal, de faire appel à des bénévoles pour remplacer les chirurgiens ou les journalistes ? Il y a pourtant peu d’espoir que cela change. La justice reste plus que jamais soumise aux économies de bouts de chandelle… »

Le texte de loi en projet « permettra de clarifier la situation actuelle, qui est similaire en ce qui concerne les juges suppléants du tribunal de commerce exerçant également comme curateurs » , explique le cabinet du ministre de la Justice. « Le changement est nécessaire et réclamé, et le souhait du ministre est de le voir concrétisé rapidement. »

La mise en pratique, face à une pénurie de magistrats dénoncée par l’ensemble de la profession, risque cependant d’être difficile. Un simple coup d’œil à la liste des candidats présentés fin octobre par le Conseil supérieur de la Justice afin de siéger comme juges de paix suppléants francophones montre à quel point, même avant l’incompatibilité annoncée, il est déjà difficile d’en trouver : sur 22 places vacantes de juges de paix suppléants, il n’y a que sept noms proposés. Personne ne s’est porté candidat pour siéger comme suppléant à Ath-Lessines, à Binche, à Verviers, à Visé… Dire à un avocat qu’il doit siéger gratuitement, rendre des jugements gratuitement, endosser ses frais de déplacement, semble donc déjà difficile. Maintenant que tout cela sera pénalisant car il sera visé par une incompatibilité, il risque de ne plus y avoir personne pour siéger. Au cabinet du ministre, on se dit « conscients de cette problématique » et on promet de rester « particulièrement attentif à cette question » .

LAURENCE WAUTERS