Le ministre « Il faudra réinvestir 740 millions d’euros », juge Koen Geens

le mercredi 20 mars 2019 06:00 Le Soir

Entretien

Nous avons rencontré Koen Geens, CD&V, ministre de la Justice, à la veille de la journée de protestations dans le monde judiciaire...

Existe-t-il un service public qui ait plus souffert que la justice ces dix dernières années ?

Je l’ignore, je ne connais pas tous les autres services publics. Il y a cinq ans, il y avait la même manifestation que ce jeudi. Je ne crois pas que cette première protestation avait grand-chose à voir avec la politique actuelle. Mais elle avait tout à voir avec la perspective de restrictions, qui irrite beaucoup de monde.

Qu’avez-vous fait en cinq ans, en composant avec les restrictions ?

Enormément de choses. Le service minimum dans les prisons (qui vient d’être voté) ou l’assurance protection juridique ont demandé trois ans et demi de négociations. J’avais prévenu au début : « Je dis ce que je vais faire, et je vais faire ce que j’ai dit. » Nous avons accompli trois grands plans pendant cette législature. Que n’ai-je pu réaliser ? J’avais le projet de réaliser l’autogestion de la magistrature. L’idée est de distribuer les budgets de la justice par le biais des collèges de la magistrature. L’autogestion en fonction des charges de travail. J’ai commencé à négocier en février 2015. L’accord avec le Siège a été transposé en projet de loi… qui n’a pas pu être approuvé en raison de la chute du gouvernement.

Le cadre du personnel n’est pas rempli. On se satisfait de cette situation ?

Les cadres sont des normes législatives qui disent : « On a besoin de tant de magistrats à Tongres, autant à Mons, autant à Neufchâteau… » Et, souvent, j’entends la plainte : « Le cadre n’est pas rempli ! » Au niveau des magistrats, le cadre est grosso modo rempli, à 91-92 %. Mais est-ce que le cadre est pertinent ? Là est la question. Il faut en fait redistribuer les moyens.

Comment expliquez-vous des protestations aussi fortes, virulentes ? Comment comprendre que, dans les meetings des partis, on entende : « Il faut remettre sur pied la justice, c’est une priorité » ?

... J’ai atteint mon objectif, en faisant de la justice une priorité, en donnant à ce domaine une attention qu’il n’a jamais reçue. Il faut, en tout état de cause, faire quelque chose dans les investissements pour les bâtiments. Mais il faut aussi travailler de façon encore plus efficace. Même avec 240 millions, vous ne pouvez pas tout rénover.

En fait, il faut un peu assainir les lieux de justice. J’ai abrogé 13 % des cantons pour la justice de paix. De sorte que nous avons 350 bâtiments (aux Pays-Bas – c’est sans doute trop peu –, on s’en sort avec 35 lieux). J’ai visité presque tous les palais et toutes les prisons du pays.... Si l’on veut rénover, il faut accélérer le rythme, mais avec des bâtiments plus efficaces et peut-être parfois moins prestigieux.

Que dites-vous aux magistrats qui protestent ce mercredi ?

Je réponds que j’ai exécuté exactement ce que j’avais dit, que je n’ai jamais promis que nous atteindrions 100 % des cadres endéans cette législature, mais que nous avons maintenu le niveau d’une façon très raisonnable et avec proactivité. Mais aussi qu’il faut refinancer la Justice, pas seulement pour avoir plus de personnel – la Justice compte pas moins de 25.000 agents –, mais pour mieux répartir ceux-ci, améliorer les infrastructures et l’informatique. Mais tout progrès est lent, et dans notre pays, avec ses systèmes de permis de bâtir, permis d’environnement, etc., même si on investissait d’un coup 30 milliards, cela ne permettrait pas de moderniser la justice en quelques années. Du reste, je suis un peu coincé pour l’instant : d’uKoen Geensne part, j’ai le tribunal civil

Fde Bruxelles qui me condamne à des astreintes de 1.000 euros par jour par prisonnier, en termes de surpopulation carcérale à Saint-Gilles, et de l’autre, un Conseil d’Etat dont on attend le feu vert pour construire des prisons à Termonde, Haren… Par ailleurs, des juges au pénal à Bruxelles prononcent, légitimement, des détentions préventives qui contribuent à « remplir » Saint-Gilles ! Je dois composer avec tout cela.

Scinder la justice à terme, cela vous inspire, c’est une solution selon vous ?

Non. Je suis pour le maintien du caractère fédéral des départements régaliens. Mais je redis que le financement de ces départements, au plan fédéral, est un enjeu pour l’avenir. Même si, notez-le bien, nous ne sommes pas « excessivement » sous-financés : la justice pèse 82 euros par personne chez nous, 65 euros en France, 120 aux Pays-Bas, il est vrai. Pour le reste, la justice est aussi importante que la sécurité sociale dans l’équilibre de l’Etat fédéral.

Vous parlez de « refinancement au fédéral », quel montant est-il nécessaire, selon vous ?

Il faut 500 millions pour la justice – 300 pour l’ordre judiciaire, 200 pour les prisons –, et 240 millions pour les bâtiments, palais et prisons, ce qui fait 740 millions au total.

Finalement, en cette fin de législature où vous êtes sévèrement critiqué, quel est votre sentiment ? Incompréhension, déception ?

Je connais bien le monde judiciaire, il a découvert assez récemment la presse, il ne la connaissait pas il y a dix ans, je veux dire qu’il a découvert la liberté de parole et donc un peu celle de mettre le ministre sous pression, mais, dans le même temps, ce même monde judiciaire n’a pas la tradition de la concertation organisée, et vous savez combien de personnalités prennent la parole en son sein, il y a beaucoup de voix, ce qui complique la tâche… Comme ministre, je dois parler avant tout avec les représentants officiels de la profession. Et pour résorber un certain mécontentement – justifié pour une part, notamment vu l’état de certains bâtiments –, il faut réformer, oui, ce qui n’est pas facile et réclame du temps, mais je sens de la bonne volonté.

Dans l’opinion publique aussi, l’idée domine : la justice va mal, entend-on partout.

Mais peu de gens sont conscients que la justice est un pouvoir constitué, où l’exécutif n’a presque rien à dire… Avec les médias sociaux, et le monde comme il va, on cherche toujours un responsable : parce qu’on ne comprend pas cette machine compliquée qu’est la justice, dès qu’il y a un retard dans un dossier, une décision contestée, un viol mal sanctionné, on se tourne vers moi, je suis bombardé de tweets… La Justice est rendue par 2.500 juges indépendants dans ce pays… Il faut aussi que ces acteurs, dont je salue le dévouement et le professionnalisme, fassent quelque chose de leur côté, entre eux, quant à leur propre organisation.

Seriez-vous partant pour un second mandat à la Justice après le 26 mai ?

Je suis quelqu’un qui a besoin de challenge. Oui, je suis partant pour un nouveau mandat, mais à des conditions de refinancement qui sont assez claires. Etre tout le temps pris en sandwich comme je l’ai été, entre les demandes des uns, les exigences des autres, les réalités budgétaires, c’est bien pour un temps, mais pour la suite, il faudra avancer en réinvestissant dans les départements régaliens.

LOUIS COLART DAVID COPPI