Les arbres forts meurent debout

op 23 mei 2014 12:49 Communiqué

Les arbres forts meurent debout

Je n'ai jamais connu quelqu'un comme Jean-Luc Dehaene. Direct et authentique, foncièrement honnête, d’une intelligence brillante, un scout au service du bien commun, d’une loyauté sans faille, et toujours prêt. Le meilleur et le plus grand Premier ministre belge, qui a fait de son gouvernement une équipe soudée par la confiance, qui pouvait s’effacer devant les autres tout en leur prêtant son soutien, même au cours des dernières années. Il était un exemple pour chacun, et je l'ai toujours cité en premier quand on me demandait de nommer un modèle.
Les arbres forts meurent debout. Ils demeurent un exemple jusqu’à la fin. Ils donnent du courage au lieu d’en demander. Ils ne prennent pas congé, mais ils sont des témoins affectueux, on ne sait jamais. Ils ne donnent pas de conseils, ils racontent un message, qui apparemment n’engage à rien, mais qui est profondément engagé, ne serait-ce que par le passé marqué par les rudes intempéries qu'ils expriment.
Jean-Luc Dehaene incarnait la force. Une écorce rugueuse, mais un cœur d’or. Après son examen de conscience, portant sur toute une vie, il concluait : « Je ne dois m'excuser envers personne. » Il tirait un gouvernement, un parti, un pays, même s'il n'en était pas le chef, le premier ministre ou le président. Ensuite, il soutenait et poussait si fort qu'il tirait de nouveau, sans que personne ne le voie, mais il le faisait volontiers. Être vu ne l'intéressait pas. Du moment qu’il puisse bien le faire. Parce que tout le monde comptait pour lui, il ne faisait pas de différence entre les gens. De la force pour dix, de l'intelligence pour beaucoup plus encore, et le courage de toute une armée.
Un arbre, c’est ce qu’il était. Un hêtre rouge, avec des racines profondément ramifiées, qui derrière un feuillage dense observe les étoiles, pour voir loin devant la voie à suivre. Pour ensuite se retrouver avec les pieds bien sur terre, et avancer, toujours avancer.
Chef de cabinet dans les années 70, ministre dans les années 80, Premier ministre dans les années 90, grand leader européen dans le 21e siècle. Quel président aurait-il fait pour la Commission européenne ! Dehaene après Delors, l'Europe aurait été tellement mieux armée contre la crise financière. Mais il s’est satisfait de la Belgique, et a néanmoins réformé l’Europe et étayé son parti.

J'aime raconter deux anecdotes qui dépeignent bien Jean-Luc. La première se situe aux élections de 2003, où après une dure cure d'opposition de quatre ans, nous espérions reconquérir le terrain perdu suite à la crise de la dioxine. J’avais été sollicité par Stefaan De Clerck pour pousser la liste des suppléants au Sénat. Très perplexe, car je voulais aider, mais je craignais de ne pas être très efficace, je me suis rendu à l'hôtel de ville de Vilvoorde. Le bourgmestre Dehaene m'a conseillé de m’abstenir: je devais m’épargner pour quand ils auraient vraiment besoin de moi. Alors que plus tard ce jour-là je rentrais à Louvain, j'ai entendu à la radio que "ma" place sur la liste des suppléants serait occupée par Dehaene. J'ai été soulagé, et le parti a été enchanté. J'ai appris plus tard qu’Herman Van Rompuy – qui attendait son tour après moi dans la salle d'attente à Vilvoorde – avait su le convaincre.

La deuxième anecdote ne date que de quelques semaines, et est liée à notre congrès électoral du 26 avril 2014. Dans la salle du bas du Concertgebouw de Bruges, j'ai soudain entendu scander « Koen », avec insistance et à plusieurs reprises. C'était Jean-Luc qui, alors qu’il venait d’être opéré, tentait de me rattraper avec les caméras dans son sillage, afin de me faire bénéficier de l’attention de la presse. Nous avons bavardé devant les caméras et, avec Célie, nous sommes allés à l'étage et avons bu un café. Il était le héros de notre congrès électoral. A la fin, il m’a serré la main et dit avec bonhomie: « Vas-y maintenant, frappe un grand coup ! » Je n’y manquerai pas, Jean-Luc; et merci pour tout. Mon plus profond respect et toute ma sympathie pour Celie, Tom, et toute la famille.