Des sections pour les détenus les plus radicaux

op 14 maart 2015 09:00 Le Soir

Le ministre de la Justice, Koen Geens, présente son plan contre la radicalisation dans les prisons. La voie privilégiée? L'accompagnement individuel des détenus en voie de radicalisation, dispersés dans les sections ordinaires.

Ils seraient une soixantaine de détenus dans nos prisons à être incarcérés pour des faits liés au terrorisme et à la radicalisation. Les chiffres, néanmoins, restent difficiles à établir : combien de prisonniers se trouvent aujourd'hui encore en « voie de radicalisation » ? Plusieurs exemples ont en effet démontré que les établissements pénitentiaires constituent des lieux propices à l'enrôlement extrémiste. Dans ses douze mesures contre le terrorisme, le gouvernement Michel, conscient du phénomène, prévoyait donc un plan contre la radicalisation en prison. Aujourd'hui finalisé, il vient de nous être présenté par le ministre de la justice, Koen Geens (CD&V).

D'un pays à l'autre, les visions diffèrent. En résumé, faut-il isoler ces détenus intégristes et tous les regrouper dans des sections spécialisées, comme l'a décidé la France qui compte créer quatre sections à cet effet, ou, au contraire, les intégrer davantage, optique prônée notamment par le modèle danois d'Aarhus ?

Dans un style de « compromis belge » et dans la lignée de son parti social-chrétien, aile gauche d'un gouvernement de droite, Koen Geens a décidé de faire les deux : « Nous préparons des divisions spécifiques pour détenir les personnes dont nous aurons convenu que le risque de radicalisation qu'ils présentent pour les autres détenus est tellement fort que la seule issue est de les isoler avec d'autres détenus présentant les mêmes risques qu'eux, entame le ministre. Mais c'est vraiment la dernière étape, ce que nous n'aimons pas faire ! Car le premier but reste bien l'intégration. Pour les autres, ceux qui pourraient présenter un risque mais encore limité, nous privilégions donc la dispersion dans différents établissements de façon à ce qu'ils soient intégrés à un milieu carcéral normal, où toutes les religions, toutes les cultures sont mélangées. Et cela, dans le cadre d'une politique aussi humaine, individuelle et personnelle que faire se peut. »

Tel est l'axe principal du plan, qui contient au total dix mesures, des plus abstraites (« de meilleures conditions de vie dans les établissements pénitentiaires », néanmoins placée symboliquement en premier point) aux plus concrètes (engager neuf nouveaux équivalents temps plein conseillers islamiques).

Et aux plus complexes. Car pour autant qu'on ait détecté les radicaux potentiels, qu'on les disperse ou qu'on les regroupe, il s'agit ensuite de les déradicaliser. Pour en parler, le ministre a invité Mustapha Dakir, conseiller islamique en prison depuis une petite dizaine d'années. Récemment, il a réussi à déradicaliser complètement un détenu en quatre rencontres, explique-t-il non sans fierté. Pour lui, tout repose sur l'écoute et la confiance : « Un imam ne doit pas seulement être celui qui connaît le Coran et les enseignements du Prophète, il est aussi comme un assistant social, un psychologue… » Pour déradicaliser un détenu, M. Dakir puise dans les paroles du Coran : « Il faut remettre de l'ordre dans leurs idées car ces gens radicalisés n'ont plus les idées en place, tout est mélangé… »

Quid du budget de ce plan qui prévoit formations et nouvelles recrues ? « Notre Premier ministre a libéré, hors du cadre budgétaire strict, un certain montant pour prendre en charge ces mesures de sécurité, rappelle Koen Geens. Nous allons faire appel à cette réserve pour justifier les nouveaux recrutements nécessaires. Le gouvernement a décidé cette mesure. Nous avons travaillé et nous proposons un certain traitement de la problématique, avec lequel tout le monde ne sera peut-être pas d'accord… mais il faut agir ! Le plan est prêt, nous devons encore recevoir l'appui budgétaire… »

Les détenus : Disperser d'abord, regrouper ensuite

Dans un premier temps, les détenus dont on détecte une possible radicalisation ou qui auraient déjà été condamnés pour des faits liés au terrorisme sans être pour autant considérés comme des recruteurs potentiels, seront dispersés. L'idée étant de les intégrer au maximum à un environnement « normal », bien que carcéral, et de les suivre individuellement avec l'appui du personnel et des conseillers islamiques. Néanmoins, pour les cas les plus inquiétants, ceux qui menacent de radicaliser d'autres détenus, deux sections spécifiques vont être créées. D'ici décembre 2015, 16 places devraient ainsi voir le jour à Bruges et 26 à Ittre. Mais attention, précise le ministre, ces sections spécialisées ne signifient nullement qu'elles seront de nouvelles sections « à haute sécurité ». L'idée est plutôt celle d'un accompagnement de pointe, ce qui implique des formations et de nouveaux recrutements, dont les procédures devraient être lancées dès ce mois de juin. Seuls les détenus réellement suspectés d'organiser des actes terroristes ou autres menaces imminentes seraient placés en cellules hautement sécurisées, selon une procédure classique donc. Le transfert d'un détenu vers la section spécialisée d'Ittre ou de Bruges sera avalisé par la Direction générale des établissements pénitentiaires, sur proposition du personnel, de l'équipe psychosociale de la prison. Sans tabou, Mustapha Dakir, l'imam invité par le ministre, émet des réserves : « Avec tout le respect, Monsieur le ministre, le regroupement, ça ne va rien résoudre. Si on les regroupe, un imam ne saura jamais maîtriser ces détenus. Si je cherche à en déradicaliser un, les autres vont toujours l'influencer ! » « Il faut bien entendu éviter le regroupement au maximum, se défend Koen Geens. Mais s'il s'agit de cas désespérés et que le système de prévention a échoué, alors il faut prendre des mesures d'isolement pour éviter de faire tache d'huile et limiter la radicalisation des autres détenus. On ne peut pas prendre trop de risques. »

Le personnel : des formations e-learning

En première ligne, tant pour détecter une éventuelle radicalisation que pour l'encadrer et la contrer, bien entendu : le personnel. Jusqu'à présent, 150 membres du personnel pénitentiaire ont déjà reçu différentes formations sur ce thème, mais il s'agit principalement des directeurs d'établissement ou de collaborateurs des services psychosociaux. Désormais, la thématique de la radicalisation sera directement intégrée à la formation de base des travailleurs de prison. Le module s'inspirera de la formation « COPRA » (Community Policing and the Prevention of Radicalism) déjà développée initialement pour les agents de surveillance. L'outil devrait être au point d'ici fin juin et devrait notamment permettre de distinguer une pratique orthodoxe d'un processus de radicalisation. Pour le personnel déjà en fonction, le plan prévoit la création d'un module d'e-learning, qui demande moins de planification et d'organisation. Il devrait être disponible en janvier 2016. Deux journées de formation sont encore prévues cette année, une pour les membres de la direction, une autre pour les travailleurs psychosociaux. Ceux-ci devront in fine être capables de détecter des situations problématiques de radicalisme et d'intervenir, de rédiger des rapports destinés à la Direction générale et aux services de sécurité et de proposer un plan de réinsertion adapté. Par ailleurs, il s'agit de développer un programme de déradicalisation ou « désengagement ». Ce point du plan reste plus flou à ce stade. Il prévoit de s'inspirer des expertises de pays plus avancés sur ce sujet, tels que le Royaume-Uni, le Danemark, l'Allemagne et la France. Quant au personnel des sections spécialisées, leur formation est prévue d'ici décembre 2015.

Les imams : 27 équivalents temps-plein au lieu de 18 actuellement

Quelque 11.000 détenus vivent actuellement dans nos prisons, pour environ 9.000 membres du personnel. Si le nombre de croyants musulmans est surreprésenté dans les cellules, on ne compte aujourd'hui que trop peu d'imams ou conseillers islamiques, à savoir 18 équivalents temps plein et 8 bénévoles (sur 130 conseillers moraux/religieux volontaires). Le plan du ministre prévoit une « implication systématique des représentants des cultes ». Concrètement, ces derniers seront également concernés par les formations (voir ci-contre) et leur rôle dans la déradicalisation est considéré comme « crucial » par le ministre, qui entend « valoriser davantage leur travail en rendant leur fonction plus attrayante en termes de statut et de rémunération ». Même si, pour le conseiller islamique Mustapha Dakir, le principal reste d'aimer ce travail : « Si c'est seulement pour être fonctionnaire et avoir un salaire, ce n'est pas la peine. En fait, on ne peut pas parler de métier, c'est une mission ! » Le plan prévoit d'engager 9 nouveaux équivalents temps-plein d'ici fin décembre. Et d'encourager les bénévoles : « C'est aussi un appel à la communauté musulmane », ajoute Koen Geens. Tout recrutement de conseiller islamique nécessite un « screening » par la Sûreté de l'Etat, ainsi que des tests et formations. Cette procédure est actuellement prise en charge par l'Exécutif des musulmans de Belgique (EMB). Le ministre entend néanmoins encore améliorer le processus de recrutement, en collaboration avec l'EMB. A terme, l'exigence d'un diplôme en théologie islamique devrait s'imposer… pour autant que des formations universitaires se créent en Belgique. Le Fédéral envoie un discret rappel aux communautés, compétentes sur ce dossier.

La police et les Renseignements : des coordinateurs dans les prisons

Une part importante du plan du ministre de la Justice vise à optimiser les contacts entre les services de renseignements, le parquet fédéral et les établissements pénitentiaires. A l'heure actuelle, une plate-forme de concertation permanente, créée en 2006, fonctionne déjà, de façon encore renforcée depuis les événements du Musée juif et de Paris. Le plan contre la radicalisation en prison prévoit de créer des postes de « coordinateurs » dans chaque établissement pénitentiaire. Ces « points de contact » pour la formation du personnel et l'échange d'information, entre autres, devraient rentrer en fonction en juin, pour être réellement opérationnels en décembre. Ensuite, le ministre Geens entend numériser et connecter l'ensemble des banques de données existantes, de celles des prisons à celles de la police ou de la Sûreté de l'Etat, de façon à faciliter le suivi des dossiers des détenus. Trop souvent, l'échange d'informations entre la prison et la police, par exemple, passe encore par des documents papier, pointe le ministre, qui estime que cette numérisation du flux d'informations doit être opérationnelle fin 2015 au maximum. La Sûreté de l'Etat, enfin, a déjà créé en son sein une cellule spécifiquement dédiée à la problématique de la radicalisation en prison. Le plan de Koen Geens prévoit que les agents seront formés dès ce trimestre, avant de collecter de l'information pour aboutir à un rapport d'analyse sur cette question à la fin de l'année. Plus globalement encore, le plan plaide pour des liens étroits avec les différents niveaux de pouvoirs, du local à l'Europe, en passant par les entités fédérées.