Koen Geens "Il n'y a pas d'alternative à ce gouvernement"

op 17 december 2016 11:16 L'Echo

Le glaive de la mère Justice est bien lourd à porter ces derniers temps. Entre réformes XXL, colère des juges et attaques politiciennes sur les magistrats, le ministre de la Justice slalome, en bon CD&V qu'il est... Et sans jamais se départir de son sens humour.

Qu'avez-vous pensé du débat autour de l'application/non-application d'une décision de justice enjoignant à l'Etat belge d'accueillir une famille de réfugiés syriens?

Les décisions judiciaires doivent être exécutées, mais elles peuvent aussi être attaquées en droit. En public, toutefois, un homme politique doit se retenir et ne pas commenter ces décisions. Donc, j'ai vécu tout ceci difficilement. On mélange les débats. Il y a un débat sur l'immigration, il y a un débat sur l'indépendance du pouvoir judiciaire, mais mélanger les deux, c'est très difficile. Je compare cela avec le problème du médecin militaire sur le champ de bataille.

Que voulez-vous dire?

À un moment, il a trois personnes devant lui en train de mourir, il doit choisir dans l'urgence, alors, il choisit celui qui a le plus de chance de survie. On peut lui reprocher ensuite d'avoir posé ce choix, il peut se tromper. Mais la règle est qu'on le défend car son choix est compliqué. On peut le critiquer, mais pas tout de suite et surtout pas en public. C'est la même chose pour le juge: il est confronté à une situation difficile. Il prend une décision et peut-être qu'il s'est trompé mais on a du respect pour la complexité du moment. On le respecte et, éventuellement, on attaque sa décision. Mais en aucun cas on attaque la personne. Je n'aime pas du tout ce mélange des genres.

Il y a des politiciens - comme l'a fait la N-VA - qui critiquent le judiciaire et il y a des magistrats qui commentent les décisions politiques...

En football, le back peut marquer un goal. Mais en général, on reste sur son terrain. Il y a toujours un danger à sortir de son terrain: quand un juge vient me critiquer sur une de mes décisions politiques, sa critique est prise plus au sérieux qu'elle ne devrait l'être parce qu'il sort de son terrain et c'est inhabituel. Or il ne sait pas de quoi il parle. Inversement, un homme politique qui critique un juge en disant que celui-ci n'est pas élu, ce n'est pas sain non plus. On en vient à semer la confusion totale dans l'esprit des gens qui se demandent qui dirige le pays. On partage les pouvoirs et la réserve est de règle..

Vos réformes visent, entre autres, à réduire le pouvoir des juges d'instruction au profit des parquets: comprenez-vous le malaise des juges?

Ce plan n'a pas encore été acté par le gouvernement mais les experts pensent en effet que le juge doit rester indépendant dans une enquête et que celle-ci doit être diligentée jusqu'au bout par le parquet. Aujourd'hui, les juges d'instruction décident des moyens utilisés (perquisitions, écoutes, etc.) et mènent l'enquête. Ils sortent de leur rôle passif et mènent l'enquête: c'est comme cela depuis Napoléon. Les pays qui nous entourent sortent tous de cette combinaison des rôles et vont vers une spécialisation du juge qui se concentre sur les moyens utilisés. C'est une tâche très importante et ça permettrait aux parquets de se spécialiser dans l'enquête et de la porter jusqu'au bout, de ne plus être dessaisis d'un dossier. Parce que ce qui se passe maintenant, c'est qu'on a un parquet qui connaît très bien un dossier qui doit transmettre le relais à un juge pour in fine parfois le récupérer ensuite: ce n'est pas toujours cohérent. Je veux que le même magistrat de parquet suive toute une enquête et que le même juge d'instruction suive l'évolution de tous les moyens demandés par le parquet.

Mais dans des grands dossiers comme celui du Kazakhgate ou le procès du businessman Stéphan Jourdain, aucun juge d'instruction n'a été saisi: on enquête donc uniquement à charge?

Le parquet est là aussi à décharge et peut aussi demander des acquittements. Il a l'obligation de défendre les intérêts de l'Etat mais aussi un devoir d'impartialité. Mais on en arrive parfois à éviter certaines méthodes d'enquête de sorte qu'un juge ne soit pas saisi...

Cette réforme, quand la voyez-vous aboutir?

Je suis un optimiste mais ce point est très politique et idéologique. J'insiste: dans tous les pays qui nous entourent, cette réforme a contribué à améliorer l'efficacité sans nuire à la Justice. La Justice, c'est aussi que M. Breivik soit jugé dans un délai raisonnable. Chez nous, on a pris 8 ans pour juger Marc Dutroux. C'est trop long.

La transaction pénale est au coeur des critiques: doit-on revenir là-dessus?

C'est un élément du droit pénal négocié qui vaut la peine qu'on le maintienne après étude sérieuse, comme le "plaider coupable". Mais je ne veux pas que le délai de traitement d'un dossier soit un prétexte pour recourir à la transaction. On se dit: aïe, le délai de prescription arrive, vite, bouclons une transaction. Ce n'est pas bien, voilà pourquoi il faut que toute la procédure pénale soit plus efficace. La transparence des transactions - par exemple pour le Kazakhgate - est nécessaire ainsi, l'attractivité est moins grande et le public comprend les motivations de la peine. On doit éviter une surconsommation de la transaction pénale.

La commission d'enquête parlementaire sur le Kazakhgate va-t-elle clarifier ce modus operandi?

Ce que je trouve intéressant c'est que tous les politiciens qui attaquent la transaction pénale auront l'occasion de jouer carte sur table. Et on va voir comment en tirer des conclusions pour l'avenir. Parce qu'il est clair que tant qu'on n'aura pas réussi à sortir cette transaction de l'atmosphère de suspicion, il y a aura toujours des reproches de justice de classe, etc. Il faut parvenir à un consensus là-dessus.

On assiste à une multiplication des commissions d'enquête parlementaires, il en coexiste trois actuellement. Les députés se prennent-ils pour des juges?

Davantage de multiplication ne serait pas une bonne chose. En effet, cette enquête permettra aussi au Parlement de faire son autocritique: beaucoup de parlementaires siégeant déjà quand se sont déroulés les faits sur lesquels ils enquêtent...

Bernard Wesphael aurait sans doute été condamné sans la cour d'assises: vous voulez réduire son rôle à peau de chagrin...

Il restera des procès d'assises mais de bons avocats doivent être capables de sortir les contradictions, y compris devant un tribunal correctionnel ou une cour d'appel. Maître Mayence aurait probablement pu convaincre un jury professionnel des contradictions du dossier. Autre question: le juge professionnel aurait-il pris la même décision? Ce n'est pas à moi de spéculer là-dessus.

Mais la cour d'assises permettait aussi de connecter le citoyen à la Justice...

Bon, il est clair que les assises sont un lieu d'éloquence formidable, on y entend tous les témoignages alors que d'habitude, on doit tout lire. Si on abroge les assises, on doit recréer une chambre criminelle avec un jury mixte où l'on pourra continuer d'entendre les experts et les témoins. Je pense que pour les meurtres et les affaires passionnelles, cela a du sens. Mais pour le terrorisme, par exemple, ou le banditisme organisé, les assises ne sont pas idéales.

Certains ministres se réinscrivent au barreau comme avocat après leur carrière professionnelle: qu'en pensez-vous?

Le professeur Vandeputte, après avoir été gouverneur de la Banque nationale, a voulu se réinscrire au barreau et on lui en a refusé l'accès. Je n'ai pas d'opinion arrêtée là-dessus, mais si quelqu'un sort du Parlement a 45 ans, il doit encore pouvoir travailler. Il faut déontologiquement cependant observer une période de break, comme les réviseurs d'entreprises qui ne peuvent plus être administrateurs d'entreprises pendant deux ans. C'est une bonne idée.

Avez-vous l'intention de reprendre une carrière d'avocat après votre carrière ministérielle?

Mais je n'ai pas l'intention de quitter la politique.

Les magistrats actifs dans l'antiterrorisme se plaignent de ne pas avoir accès aux services de messagerie cryptés...

Il faut une solution européenne: qu'un juge d'instruction belge puisse directement adresser une requête à l'opérateur Skype au Luxembourg ou aux Etats-Unis qui abritent les serveurs, par exemple. On doit passer par des demandes d'entraide judiciaire et cela prend beaucoup trop de temps. On doit changer cela, en faisant ensuite du lobbying sur les Etats-Unis pour qu'ils nous autorisent l'accès aux données. Whatsapp est pour le moment le moyen de communication le plus utilisé et c'est totalement crypté, ça ne va pas. On ne peut pas laisser les grandes entreprises devenir maîtres du jeu, on doit trouver une échelle et un équilibre nous permettant de leur imposer la volonté de l'Etat.

L'air du temps, c'est d'assimiler les réfugiés aux terroristes, ressentez-vous cela?

On vit dans une société de plus en plus animée de sentiments négatifs par rapport à ce qui est étranger. Et c'est étonnant que dans une société aussi civilisée que la nôtre, qui depuis 70 ans vit sans guerre, de telles tendances reviennent. Ce que Donald Trump fait vis-à-vis des Mexicains, ce que les pays européens de droite font vis-à-vis des immigrants, c'est cela. Alors que l'extrême pauvreté de ces gens ou le fait qu'ils vivent au milieu de la guerre devrait nous pousser à être plus amicaux avec eux. Je ne dis pas qu'il faut accueillir tout le monde. Mais si on ne les accueille pas, notre devoir humain est de les aider sur place. Nous sommes assez riches. L'Europe et les Etats-Unis ont été façonnés par les migrations, il faut connaître notre Histoire.

La N-VA et le MR sont très durs sur la question de l'asile et de l'immigration: vous sentez-vous en phase avec leurs positions?

Je préfère ne pas commenter cette question mais je sais qu'une société doit respecter sa propre identité et si elle connaît son identité, elle peut se permettre d'être ouverte à d'autres. Et ça la grandit. Il faut quand même voir un peu plus loin que les prochaines élections.

Avec les querelles au sein de votre coalition, pensez-vous que ce gouvernement va tenir?

J'ai cette volonté et cet espoir. Mais je vais vous dire: on n'a pour l'instant aucune alternative à ce gouvernement. Le contexte économique est difficile, la question de l'asile et de la migration est très délicate, faire tomber ce gouvernement avant son terme, ce serait se comporter de manière irresponsable.

INTERVIEW MARTIN BUXANT