« C’est facile de dire après coup qu’une décision de libération était mauvaise »

op 02 juni 2018 07:30 Le Soir

 Koen Geens revient sur les événements dramatiques qui ont failli l’emporter. Il défend ses services. Et estime qu’une décision de libération ne sera jamais sûre à 100 %. « Benjamin Herman n’avait jamais commis de crime corporel. »

entretien

Après une semaine dramatique, le ministre CD&V de la Justice, Koen Geens, revient avec nous sur les événements, et sur les critiques à son endroit, comme responsable des services pénitentiaires qui ont décidé de la libération de l’auteur de la tuerie de Liège.

Après hésitation, vous avez fait le choix de ne pas démissionner. Qu’est-ce qui a pesé dans la balance ?

C’était une question personnelle. Ce sont des décès cruels, de personnes innocentes. Quand on est confronté à cela en tant que ministre responsable du département, on ne doit pas exclure dans un premier temps qu’il pourrait y avoir une faute – involontaire – dans mes services. Si je n’avais pas eu d’arguments pour défendre mes services, cela n’aurait pas eu de sens que je reste, c’est ma conception de la responsabilité politique. Je me suis donc livré à un premier exercice, pour mesurer s’il y avait eu des erreurs, et le résultat était satisfaisant. J’ai eu l’impression que les décisions qui ont été prises l’ont été de façon responsable.

Vraiment ?

Un : par après, il est facile de dire que certaines décisions ont été prises de façon erronée, mais c’est le risque de toute décision, même si elle est correctement prise. Et deux : il y avait la culture Dehaene qui demandait que ses ministres démissionnent systématiquement lorsque des difficultés liées à la sécurité se produisaient. Cette culture a changé. Et j’avais l’appui du gouvernement et de mon parti. Enfin, même si c’était dur émotionnellement, il ne me paraissait pas responsable de laisser mon équipe seule et de chercher un successeur maintenant. Tous ces éléments ont fait pencher la balance dans le sens de ma volonté de rester en fonction.

Mais que faut-il, selon vous pour qu’un ministre démissionne en 2018 ?

Plusieurs éléments jouent. La responsabilité personnelle, très certainement. La crédibilité, aussi. La responsabilité des services dont on a la charge également. Et le fait de savoir si on peut se permettre des démissions quand le pays vit une grave crise. Tels sont les éléments d’appréciation.

Vous estimez qu’il n’y avait pas de faute personnelle de votre part.

Evidemment. Le dommage pour les victimes au niveau émotionnel est irréparable et, évidemment, je me suis posé la question de savoir si j’avais commis une erreur. Mais là, j’étais assez convaincu que non. Il est plus difficile de répondre à la question de savoir ce qui s’est exactement passé dans mes services. Là, on n’est jamais certain parce que la vérité ne se dévoile que graduellement. Mais les premiers constats étaient satisfaisants et j’ai pris la défense de mes services.

Votre intention de rester en poste sera maintenue même si de nouveaux éléments sont mis au jour ?

On ne peut jamais être sûr de rien. Mais une fois une décision prise, il faut s’y tenir. Ce n’est pas un jeu.

Vous expliquez donc bien qu’il n’y a pas de faute, que les personnes qui ont décidé de ne pas considérer l’auteur des faits de Liège comme dangereux et, en aval, celles qui ont décidé de le libérer ont pris les bonnes décisions ?

Je pense qu’ils ont pris des décisions justifiées sur la base des éléments dont ils disposaient. Par exemple, ils ont pris la décision de ne pas reprendre le tueur dans les banques de données des radicalisés dans les prisons. D’autres ont pris les décisions de ne pas le reprendre non plus dans la banque de données de l’Ocam comme radicalisé. Tout cela sur la base des mêmes informations. Cette décision était justifiée. Mais c’est toujours une appréciation d’éléments de fait.

Il est toujours très facile de dire après que cette décision était mauvaise parce qu’elle s’est avérée erronée par la suite en quelque sorte. On a bien réfléchi, on a pris une décision correcte, mais il s’avère par après que l’autre décision aurait été meilleure. Mais ce genre de décision, c’est noir ou blanc, il n’y a pas d’entre-deux. Ce n’est pas une décision scientifique.

Les personnes qui ont accordé le congé n’étaient pas en mesure de prendre connaissance des éléments, mêmes incidents, contenus dans les rapports de la Sûreté ?

Vous savez, les informations sur la base desquelles les rapports de la Sûreté sont établis partent des prisons. Les personnes qui prennent la décision d’accorder le congé connaissent la personne : c’est le directeur de prison qui décide, sur la base des connaissances de ses gardiens, de ses chefs de quartier, de ses chefs de garde. Il propose une décision à l’administration centrale. Personne ne peut le faire mieux qu’eux. Donc les informations partent toujours des prisons. Ils ont pris une décision en connaissance de cause. Que, marginalement, des éléments d’appréciation venant d’eux aient été mentionnés dans un rapport de la sûreté, ce n’est pas anormal, parce que cela sort des prisons.

Justement : le samedi qui précède la libération, un gardien avait remis un rapport parlant de radicalisation du tueur.

Cela prouve que le système fonctionne. Parce que ce chef de quartier ne fait pas un rapport sur l’auteur de la tuerie. Le chef de quartier fait, tous les vendredis, un rapport pour le chef de garde sur le comportement de ses prisonniers. C’est le monitoring sur place de la radicalisation. Le chef de garde n’a rien trouvé de particulièrement révélateur par rapport au cours normal des choses. Il a transmis à la cellule Extrémisme dans les prisons (CellEx), qui récolte tout. Et qui les a partagés avec la Sûreté et l’Ocam. L’information a été parfaitement échangée et jusqu’ici, je n’ai entendu aucun service dire « si on avait su cela, les choses auraient été différentes ». Non. On signalait que ce monsieur parlait avec d’autres personnes dont certains étaient radicalisés, mais on n’a jamais pris la décision de l’isoler. On n’avait rien remarqué de très spécial. C’est difficile à dire dans ces circonstances, mais c’est un exemple du fait que le système fonctionne.

Le tueur était cité dans trois rapports. Est-ce qu’il faut réformer la communication de l’information, pour que ces rapports soient davantage pris en compte avant de décider de laisser sortir un détenu ?

C’est là-dessus que je me suis concentré dans les premières heures après le drame. Là, j’ai trouvé que le système était performant. Une note de la Sûreté de l’Etat sur M. A qui mentionne à la page 3, sur une ligne, un certain M. B, a été bien acté. On s’est posé des questions sur ce M. B : est-ce la peine de l’intégrer dans les banques de données ? On s’est concertés, et les services ont eu les bonnes réactions. Ils ont estimé que cette information n’était pas suffisante pour qualifier la personne de terroriste potentiel. Par après, cela s’est avéré malheureux mais, dans ce domaine, il n’y a jamais de certitude. Et c’est vrai aussi à l’étranger.

Aux Etats-Unis, il y a une banque de données de 1,3 million de terroristes potentiels, mais le terroriste de New York ne s’y trouvait pas, alors qu’il était connu des services new-yorkais. Ce n’est pas une faute. On ne peut prendre une telle décision binaire sans avoir une fois ou l’autre un résultat qui est moins positif.

C’est une fatalité ?

Ce n’est pas une fatalité. C’est notre vie. On peut analyser les choses de la manière la plus pointilleuse, sérieuse, avec les monitorings les plus approfondis, il n’y a pas de fatalité dans cela. Ce type n’avait jamais tué. Il avait une carrière pénitentiaire depuis 2003, il n’a jamais commis une infraction corporelle grave. On ne pensait jamais qu’il le ferait. Il y a des choses que l’on décide totalement de bonne foi, sur la base du dossier et de manière totalement factuelle.

Mais par après, l’homme est imprévisible et ce sont des choses auxquelles on ne pouvait pas s’attendre, sauf si on avait été prudentissime au point de ne libérer personne avant la fin de la peine. Libérer quelqu’un ou ne pas le qualifier de radicalisé, cela présente toujours un petit risque. Est-ce que parce qu’une personne est musulmane et parle un peu l’arabe, on va dire qu’il est radicalisé ? Pas tout de suite quand même. Il faut quand même des indices.

Parlons justement de la radicalisation. Beaucoup estiment que les efforts dans les prisons sont insuffisants.

Qu’il y ait beaucoup de critiques, je le conçois. Mais le gouvernement a pris une décision collective concernant les mesures relatives à la radicalisation dans les prisons. Il a été décidé de réaliser un monitoring quotidien, sur la base d’indices de radicalisation. Le rapport du chef de quartier de Marche-en-Famenne au sujet de l’auteur de la tuerie de Liège s’inscrit d’ailleurs dans ce processus. Suite à ces rapports, une politique de suivi est mise en place, notamment psychologique, et s’il apparaît que la personne radicalisée présente un risque de contagion auprès d’autres, elle est isolée. Cette politique n’écarte pas le risque à 100 % parce que c’est impossible.

Vous poursuivez donc vos fonctions après ces événements. Dans quel état d’esprit ?

Je vais persévérer, sans réserve et de façon inconditionnelle. Je n’ai pas été blessé au point de perdre la moindre volonté. Ce que je pense à présent, c’est qu’il ne faut pas prendre des politiques de circonstance, le nez sur les événements. Des mesures ponctuelles qui ne vivront pas deux ans. Je pense qu’il faut regarder si nos politiques en matière pénitentiaire et de radicalisation sont à revoir. Il faut procéder à des auditions et voir s’il y a des choses à faire, comme mettre les radicalisés à disposition du tribunal d’application des peines (ce qui permet d’allonger leur peine, NDLR). Ce sont des questions qui vont de pair avec le maintien des congés pénitentiaires. Parce qu’on ne peut pas laisser sans espoir les prisonniers. A ceux qui peuvent nourrir l’espoir d’être libérés, il faut quand même donner une certaine perspective.

BERNARD DEMONTY