Justice : “Aucun retour en arrière n’est possible”

op 18 april 2020 10:00 La Libre

Confiné dans son cabinet, le vice-Premier ministre et ministre de la Justice, Koen Geens (CD&V), analyse la situation politique de la Belgique. Il y a des ratés, mais qui n’en a pas ? Prière d’être indulgent… Celui qui aurait pu devenir Premier ministre apprécie la manière dont Sophie Wilmès (MR) pilote le bateau “Belgique” en pleine tempête. Mais il faudra bien un jour former un gouvernement qui dispose d’une large majorité. Ses explications et… ses silences montrent que cela ne sera pas plus facile qu’avant.

Il y a eu un certain cafouillage dans la décision de rendre possibles les visites dans les maisons de repos.

Le Conseil national de sécurité a voulu donner une perspective aux personnes âgées et à leurs familles sans vouloir mettre en péril les conditions sanitaires. L’idée était que le bien-être mental et psychologique des résidents soit pris en compte, à terme et dans des conditions strictes. Car ces personnes doivent faire preuve de courage, être très résilientes. Beaucoup sont en bonne condition mentale. D’autres ne comprennent pas la situation. Nous voulions tenir compte de cette souffrance. Les maisons de repos dépendent des Régions et des Communautés. Il appartient aux entités fédérées de se concerter : elles agiront dans le cadre de leurs compétences.

N’est-ce pas l’extrême morcellement de compétences qui a donné l’impression que la machine était grippée ?

Je ne veux pas utiliser l’argument communautaire. Mais si on avait divisé la compétence de l’Enseignement, entre les Communautés et le fédéral, comme on l’a fait avec la Santé, la Justice, l’Économie, le monde serait bien compliqué… Cela dit, beaucoup de pays fédéraux connaissent ces problèmes. En temps de crise, il faut être un peu clément. Notre structure a ses désavantages. La France, l’Italie connaissent des problèmes semblables.

Il y a eu des ratés, individuels ou collectifs. Certaines voix s’élèvent déjà pour réclamer une commission d’enquête parlementaire pour faire toute la lumière…

En Belgique, on crée facilement des commissions d’enquête. La transparence est le désinfectant le plus efficace. Mais j’ose vous dire que le travail de tous les gouvernements est assez remarquable. Il faudra tirer les leçons de la crise. Mais parler de commission d’enquête me semble un peu prématuré.

Cette crise est-elle le résultat de la mondialisation ?

La spécialisation mondiale de l’économie démontre certaines faiblesses en temps de crise. Tout le monde en fait les frais. Même Donald Trump a découvert que lui aussi, il était dépendant de la Chine. Cela dit, ce système que certains critiquent, a permis de sauver des milliers de personnes. Au fil des ans, il a sorti un nombre considérable de personnes de la pauvreté. Cette crise révèle la volonté de s’entraider même pendant les moments difficiles. Nous constatons qu’il faut aider l’autre pour survivre. Nous avons besoin de plus de coopération au niveau mondial. Et si la Chine nous avait correctement informés dès le début, le monde serait différent aujourd’hui.

Dans le cadre des pouvoirs spéciaux, vous avez adopté des arrêtés concernant les procédures au pénal et au civil. Des magistrats et avocats se plaignent de ne pas avoir été consultés…

C’est classique. Soit on n’est pas assez rapide, soit on l’est trop ! Soit on n’en fait pas assez, soit on en fait trop. Je suis convaincu que la publication des arrêtés royaux de pouvoirs spéciaux a apaisé le terrain : tout le monde savait à quoi s’en tenir. Il y a tellement d’organes consultatifs ! On a tenu compte des avis, dans la mesure du possible. Mais ces avis sont rarement convergents…

Certains craignent aussi que ces textes – qui instaurent des mesures d’exception – ne deviennent la règle.

Les arrêtés de pouvoirs spéciaux sont limités dans le temps. Il ne faut pas avoir peur. On apprend parfois des choses quand on est malade. Un enfant de cinq ans peut profiter de sa maladie pour apprendre à lire, plutôt que voir ses petits amis. C’est un acquis. Depuis un mois, les ministres se réunissent par vidéoconférence : je ne crois pas qu’on ne le fera plus jamais. Il y aura des habitudes qui, même si elles ne sont plus imposées par la loi, deviendront normales.

Exemples ?

La vidéoconférence était traitée par le droit comme un instrument presque barbare : il fallait la présence physique, l’oralité. Tout cela est vrai. Mais si un prisonnier peut se satisfaire d’une vidéoconférence dans certains tribunaux, pourquoi ne pas travailler ainsi ? À Malines, en chambre du conseil, il y a eu une conversation avec un prisonnier resté dans sa prison. Des choses deviennent possibles sans transport. Pourquoi les abandonner ?

Encore faut-il que le département de la justice soit prêt pour cette digitalisation…

Les jeunes n’accepteront plus que la justice ne soit pas prête à cette digitalisation. La justice avait les ordinateurs, les portables et maintenant, le système Webex. Mais encore fallait-il les utiliser… Le manque de mobilité va forcément pousser les choses à changer. Et aucun retour en arrière ne sera possible. Quinze mille fonctionnaires de la justice peuvent être connectés simultanément à distance. Quinze cents personnes peuvent travailler simultanément par Webex. On sous-estime l’informatisation de la justice.

La question des prisons et notamment du taux d’incarcération des personnes en détention préventive a été reposée dans ce contexte de crise…

Lors des dernières grèves dans les prisons, nous avons pu faire sortir temporairement 1 000 prisonniers. Lors de cette crise sanitaire, nous atteignons ce même chiffre, grâce au congé pénitentiaire, au bracelet électronique. En dehors des crises, les juges d’instruction estiment qu’il est préférable d’emprisonner et les juges d’application pensent souvent qu’il est trop tôt pour faire sortir de prison ou donner un congé. Les conceptions sont différentes au nord et au sud du pays : pour beaucoup de francophones, la prison est une vision dépassée de la justice. Pour les néerlandophones, la prison est importante. Les uns ne veulent pas de nouvelles prisons. Les autres me poussent à louer des places aux Pays-Bas… Quand je fais bien pour les uns, je fais mal pour les autres. En tant que bon Belge, je cherche des compromis.

Le monde de la justice était sous tensions, avant la crise. Ne craignez-vous que cela soit pire, après ?

Le monde de la justice n’est pas une bombe à retardement. La justice fonctionne assez ponctuellement. Mieux dans certains ressorts que dans d’autres. Mais l’état des bâtiments est préoccupant. Nos bâtiments “moyens” ne sont pas bien entretenus. Nous devons faire des efforts. Il faut accélérer le mouvement sachant qu’on n’a plus besoin de ces grands bâtiments que l’on construisait à l‘époque pour montrer que nous étions un État de droit de haute qualité. Namur, Liège, Mons et Poelaert sont des urgences absolues.

Le tracking et le tracing sont envisagés : n’y a-t-il pas un danger de “mordre” sur les libertés individuelles…

On n’échappera pas à cette tendance internationale. Il faut être ouvert à la discussion. L’électronique pour surveiller les déplacements pose certains problèmes de respect de la vie privée tout comme les cartes téléphoniques. C’est néanmoins grâce à l’identification de leurs utilisateurs que nous avons, à l’époque, identifié certains terroristes. Le tracing et le tracking pourraient être développés pour autant que les conditions d’utilisation soient contrôlées, au niveau légal et judiciaire.

L’histoire retiendra qu’il a fallu une pandémie pour constituer un gouvernement belge de plein exercice…

Votre question est un raccourci de l’histoire. Nous avons mis un temps fou pour construire un nouveau gouvernement. J’ai essayé d’y contribuer. Mais c’était infiniment compliqué.

Y a-t-il une date de péremption sur le gouvernement de Sophie Wilmès ?

Sophie Wilmès – qui remplit très bien sa fonction – a elle-même déclaré qu’elle préférait que la Belgique dispose d’un gouvernement majoritaire pour appliquer la politique de relance. Tous les ministres au gouvernement fédéral ressentent ce même besoin. Actuellement, nous faisons beaucoup parce que la crise est là et que cela ne présuppose pas trop de choix idéologiques. On gère le quotidien. Mais quand les mesures prendront un caractère plus idéologique, il sera préférable d’avoir un gouvernement avec une vraie direction. Le dire est plus facile que le faire.

Ne craignez-vous pas que l’on retombe dans la situation d’avant ? D’interminables négociations… Un gouvernement avec le PS et la N-VA ou la coalition Vivaldi ? La clé est dans votre parti…

Ce n’est pas exact. Un parti qui dispose de douze sièges au Parlement, n’a pas la clé. Il peut avoir une certaine réputation, une certaine qualité. Mais, comme on le dit, “nous ne sommes pas au milieu du lit…”. Pas du tout. Ce qui est très utile, dans cette formule d’union nationale, ce sont les conversations. Chacun fait la connaissance de l’autre. Avant la crise du corona, on discutait plus à distance, par l’intermédiaire d’informateurs, de missionnaires. À présent, nous sommes en contact direct. Cette crise fait que chacun oublie un peu ses propres intérêts au profit de l’intérêt général. Ce que nous apprenons aujourd’hui les uns sur les autres, est très instructif. Je ne désespère pas qu’il soit possible de former un gouvernement.

Lequel ?

Ce serait indélicat de ma part de dire, aujourd’hui en pleine crise sanitaire, de quelle formule je rêve.

Mais vous en parlez… ?

Si j’en parlais, je ne vous le dirais pas…

Vous étiez le joker, l’atout majeur du Palais. Mais votre mission a été brutalement arrêtée, voire torpillée. Humainement, comment avez-vous surmonté cette épreuve ?

Je suis assez jeune, j’ai 62 ans. Mais je suis assez vieux pour ne pas en faire un drame personnel. Je n’en ai pas souffert. Je savais que les possibilités étaient limitées et compliquées à réaliser. Quand on ne parvenait pas à réaliser une idée, on affirmait que l’autre était plus facile. Quelques fois, on a vraiment essayé la “Vivaldi”, quelques fois, on a vraiment essayé “PS-N-VA”. Pour le reste, on a beaucoup parlé…

Quelles sont vos prochaines ambitions ?

Je ferai tout pour servir mon pays. Mais ma plus grande ambition est de “make it home”. Être encore heureux à deux, avec ma femme. Et aussi mes enfants et mes petits-enfants.

Comment vivez-vous ce confinement ?

Mes sept petits-enfants me manquent énormément. Je parle beaucoup avec eux, au téléphone. Mais des petits-enfants, on a envie de les serrer dans nos bras.

Quelle est la chose que vous ferez en premier lieu, lors du déconfinement ?

Ce que mes petits-enfants me demanderont : jouer au football dans le jardin. Pour l’instant, les goals sont bien seuls…

Entretien Francis Van de Woestyne